dimanche 14 février 2010

Paul Celan et Ghérasim Luca par Patrick Kechichian

Patrick Kechichian, "Paul Celan et Ghérasim Luca" dans Le Monde Télévision, samedi 16 août 2003, p. 24.

Un commentaire à ce propos dans Serge Martin, « La relation contre la religion. Avec Paul Celan, Ghérasim Luca et Henri Meschonnic. Pour un humanisme radicalement historique » dans Faire part n° 22/23 (« Le poème Meschonnic »), mai 2008, p. 174-192. Voici le passage en question (il faut évidemment tenir compte du contexte) :

Un texte de Patrick Kéchichian, partant du « rapprochement opéré par André Velter[1] » entre Celan et Luca, commence paradoxalement par les dissocier : « leurs œuvres poétiques sont fondamentalement différentes, dans les moyens comme dans les fins » ; pour finalement les associer par « la frappante com munauté de destin […] et cette ligne de fracture qui les a déchiré l’un et l’autre », laquelle est, nous allons vite le deviner, « la barbarie nazie », c’est-à-dire la destruction des juifs d’Europe par les nazis de 1933 à 1945, que Kéchichian euphémise étonnamment dans cet article du Monde… Bref, la réunion se fait sous les auspices biographiques : « juif et roumain » pour le premier puis « juif de Roumanie » pour le second, tous deux suicidés « dans la Seine » ; et la dissociation se fait et dans la langue et dans le style (pour conserver les dichotomies chères à la critique traditionnelle) : choix de l’allemand pour l’un, du français pour l’autre ; pour Celan, « son œuvre n’est pas d’un accès facile. Elle ne peut pas, ne doit pas l’être », donc sacralisation par le haut ; pour Luca, une œuvre « écrite et orale, destinée naturellement à la voix et au cri », quasi primitive puisqu’elle « ressemble à une grimace », « savante et sauvage, farouche », donc sacralisation par le bas : double sacralisation qui confirme la situation schizophrénique faite par la critique[2] à la poésie prise entre tradition et avant-garde, formalisme et lyrisme, hermétisme et transparence dont la version contemporaine serait le pragmatisme des performances. Quand la poésie de Celan « repense » la langue (« l’idiome »), la « déchire pour la remodeler », celle de Luca est comparée à une sculpture « dans la matière du langage ». S’aperçoit le déplacement de langue à langage, du noyau à son écorce, de l’essence aux débords (encore le dualisme…). S’impose alors l’évidence avec laquelle, réunis biographiquement (Velter ailleurs parle de « mettre côte à côte ou face-à-face les destins de Celan et de Luca[3] ») et séparés stylistiquement, on finit par les réunir subrepticement sous le sceau de leur commune violence : Celan « déchire » la langue allemande, « cette langue de la non-innocence » et voit ses « démons intérieurs » ne cesser de rugir, quand Luca « soumet » la langue française « à un traitement violent » dans « un esprit plus noir, sarcastique et nihiliste que Celan ». Bref, deux psychopathes violents en « poètes maudits »… Mais la violence n’est-elle pas celle que de tels commentaires viennent prolonger : celle que l’histoire et certains de ses protagonistes ont faite non seulement aux circonstances de deux vies mais aussi aux conditions de deux expériences uniques qu’on veut vite, trop vite annihiler en les embaumant (sacralisation, célébration) ou en les bafouant, avec de bons sentiments voire les meilleures intentions au demeurant… Il est toutefois inacceptable qu’on continue à dire que l’œuvre de Celan « ne peut pas, ne doit pas être d’un accès facile » comme il est insupportable qu’on traite Luca de nihiliste quand le premier n’est ni facile ni difficile, ni lisible ni illisible mais toujours à lire et surtout oblige toujours à nous demander d’inventer notre lecture de son œuvre, c’est-à-dire d’inventer nos vies contre tout ce qui nous empêche de vivre, et le second n’est ni comique ni tragique, ni poésie ni prose mais encore à écouter et surtout engage toujours à nous demander d’entendre ce que nous n’entendons pas, c’est-à-dire d’entendre ce qui nous traverse, nous relie contre tout ce qui nous sépare, nous isole : à lire et à écouter l’une et l’autre œuvre, leurs poèmes dans ce qu’ils ont de plus vivant, dans ce qu’il font de plus vivant en nous, par ce qu’ils nous font plus humains, ici-maintenant à chaque fois encore encore. Alors oui, je reprendrai la formule de Velter en lui retirant toute son esthétisation : « on dirait des transes ciselées dont l’élément moteur serait une inextinguible jubilation » (p. 30-31). Jubilation « inextinguible », c’est-à-dire jubilation impossible à éteindre même avec toute l’eau de la biographie du poète forcément maudit, toute la soupe de la critique du poète inévitablement violent[4].



[1]. P. Kechichian, Le Monde télévision, 16 août 2003.

[2]. L’ouvrage de référence de cette critique serait-il celui de J.-Cl. Pinson, Habiter en poète. Essai sur la poésie contemporaine, Seyssel, Champ Vallon, 1991 ?

[3]. A. Velter, Ghérassim Luca, Jean-Michel Place, 2001.

[4]. Cette réflexion vient après l’important travail de Henri Meschonnic qui n’a cessé de dénoncer « l’effet Celan » enchaîné à l’effet Hölderlin et à l’effet Heidegger dont on sait l’importance en France ; voir, entre autres, H. Meschonnic La Rime et la vie (1989), « folio/essais », Gallimard, 2006, p. 201 et suivantes.

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