dimanche 14 février 2010

Avec Ghérasim Luca, pour une érotisation généralisée du langage


Philippe Païni

En Roumanie, Ghérasim Luca est rapidement soupçonné par le parti communiste roumain nouvellement arrivé au pouvoir, et qu’il avait lui-même rejoint avant la révolution. Il avait appelé à une érotisation généralisée du prolétariat.
Toute sa vie, toute son œuvre, il travaille à, est travaillé par, l’érotisation généralisée du langage. C’est, dans le langage, avec le poème-Luca, la révolution-Luca.

gREVE GENERALe

La révolution-Luca n’est pas un moment historique situé. Ce n’est pas une suite d’événements d’idéologie appliquée. Il ne s’agit pas d’en faire l’histoire : c’est-à-dire la mettre au passé. Il s’agit d’en chercher l’historicité : c’est-à-dire écouter, de cette œuvre, les spécificités radicales qui en font une œuvre-vie, l’invention d’un corps-langage, d’une pensée-poème jamais assignable à ce qu’on sait déjà (croit savoir) de la pensée, ni à ce qu’on sait déjà (croit savoir) de la poésie. Il s’agit donc d’en rechercher le présent. Ce qui, pour toujours, fait le présent de cette œuvre.
Il n’y a de poème que si l’on ne sait pas, par avance, ce que le poème nous fait, fait de nous, sujet de l’écriture ou sujet de la lecture, ce qu’il nous fait devenir. Il n’y a de poème que s’il y a une invention d’inconnu. Alors on peut commencer, parce que ça commence partout dans l’œuvre-vie Luca, par une :

gREVE

GENERALe

sans fin

ni commencement

Où « g » et « e » font la « grève » à partir du « rêve » et font le féminin à partir du masculin, le « rêve » dans la « grève » et le masculin dans le féminin. Où « g » et « e » sont aussi le début et la fin d’une « grève générale » « sans fin / ni commencement ». Ainsi ces deux lettres minuscules font un appareillage prothétique qui s’ajoute au « RÊVE GENERAL » majuscule pour faire la « gREVE GENERALe ». Cet appareillage prothétique fait, en s’ajoutant au début et la fin, le « sans fin / ni commencement » du « RÊVE », le débordement vers le « GENERAL ». L’inversion logique qui fait dire « sans fin » avant « ni commencement » est elle-même l’expression de l’infinition mutuelle du « rêve » et de la « grève ». Le prothétique qui invente le « sans fin / ni commencement » s’oppose alors radicalement – c’est ce qui fait du « rêve » un acte révolutionnaire –, au synthétique, à la visée synthétique qui terminerait, résoudrait, c’est-à-dire figerait l’opposition la pensée/le langage/la vie. La synthèse est une clôture qui borde le débordement. La prothèse est contre-dialectique, en ce sens qu’elle est le débordement « sans fin / ni commencement » du rêve par la « grève ». Cette contre-dialectique fait une « contre-créature » opposée à la créature que résout la synthèse dialectique. Cette « contre-créature » apparaît sur la scène du Théâtre de bouche, « dans la grande salle du congrès international d’ontologie » après« axiome : l’homme » et « Qui suis-je ? » :

Nous clamons et contre-clamons

pour la création d’une prothèse

de grande proportion

à contre-poser contre vos thèses

sur la procréation

(TB, 22)

C’est le « troisième congressiste » qui fait cette proposition, ou plutôt cette contre-position. Auparavant, avant de « clamer » et « contre-clamer », il a posé, en « brûlant les étapes » nous dit la didascalie :

Nous proclamons la fusion

du verbe et de la vision

L’enfantement maïeutique de la pensée (sa « procréation ») est largement dépassé par la création de la « contre-créature » prothétique. Le « sans fin / ni commencement » de la « grève » et du « rêve » met cul par-dessus tête ce que l’on sait des rapports entre rêve et création. Alors la « gREVE » n’est plus l’absence ou le refus de créer mais la contre-création au travail. Si bien que le langage, la représentation du langage qui fait l’écrire-Luca est un renversement révolutionnaire de la pro-création à la contre-création. Ce que dit encore, et ce que fait, la « gREVE GENERALe » en mettant le « rêve » dans la « grève », c’est-à-dire en faisant une contre-étymologie de la REVolution. C’est une prophétie : qui met les racines de ce qu’on dit dans l’avenir, et non dans l’étymologie présentée comme la vérité des mots. La « fusion / du verbe et de la vision » n’est pas une régression étymologique qui mettrait la vérité au passé, à l’origine (c’est la définition du sacré) et tout discours réel dans toujours plus d’écart par rapport à cette vérité originelle. Cette « fusion » se fait en « brûlant les étapes » parce qu’elle met le « rêve » dans un rapport au réel plus vrai que le rapport supposé de la vérité. La « fusion » est un à venir ; elle fait, avec la « brûlure » des étapes, la version Ghérasim Luca de l’alchimie du verbe. C’est le fonctionnement des Paralipomènes, opposés aux prolégomènes : ce qu’on a laissé de côté prend la place centrale, contre ce qu’on a dit avant.
La contre-création par le langage est, dans toute l’œuvre-vie de Ghérasim Luca, l’invention d’un langage contre-maternel, contre la langue maternelle : contre l’idéologie oedipienne qui fait de toute parole un rapport oedipien à la langue maternelle. C’est pourquoi, à la page qui suit la « gREVE GENERALe » on lit, sur trois pages : «
LA POESIE / / SANS LANGUE ».
Ici, une référence à Henri Meschonnic pour qui ce ne sont pas les langues qui sont maternelles, mais les œuvres. Ce sont les œuvres qui nous font.

Pour une contre-création

Dans « La contre-créature » du Théâtre de bouche il s’agit bien d’œuvrer « pour la création » d’une « contre-créature ». Les contre de Ghérasim Luca sont pleins de pour. Il faut les entendre. Car l’œuvre comme contre-création est créatrice d’une « contre-créature » : le corps-langage du sujet du poème, contre-créature de l’auteur : Ghérasim Luca contre-créature de Monsieur Zola Locker (ou Salman Locker, car dès l’Etat Civil il y a une confusion sur le nom de naissance). Le sujet du poème : la contre-créature créée par le poème contre celui que Mallarmé appelait « Le monsieur qui écrit ». Il est, pour se devenir, plus important de se perdre, et plus sûr, que de se trouver – c’est-à-dire s’arrêter. Et c’est Luca lui-même qui le dit quand, parlant de son adolescence, il déclare s’être dès lors choisi « un nom et un égarement ». Le « nom » et l’ « égarement », ensemble, tournent toute l’œuvre vers l’inconnu, met dans son présent le maximum d’avenir. C’est pourquoi la langue ne date pas d’avant la poésie. Ou bien, il n’y a plus de poésie – et plus tellement la langue non plus, mais son cadavre. Quand on met la poésie dans la langue, la poésie et la langue, ensemble, finissent à l’Université – dans chacune son bocal. C’est l’habitude. C’est l’ordre des choses, tel qu’il dure sans le poème. Sans l’invention toujours spécifique d’un sujet toujours spécifique par son poème spécifique et sans l’écoute toujours spécifique des spécificités. La révolution-Luca, érotisation généralisée du langage, et par le langage, est une contre-création contre la muséification de la création poétique. La « contre-créature » qu’il crée en créant son poème ne tient pas dans un bocal.
Il y a tout un tas de façons d’étiqueter des bocaux, de les ranger, de les préparer à la poussière et à l’oubli. Mais ce qu’on y retiendra n’est pas le poème. La Poésie, avec sa grosse majuscule, oui, mais pas le poème. Il ne tient pas dans un bocal. Si c’est un poème, il déborde fatalement, de partout. C’est un critère pour reconnaître les contrefaçons : relisez un poème, si c’est le
même poème, si vous en faites lamême lecture, si ce poème peut être lu deux fois de la même oreille, alors il y a des chances pour que ce soit de la Poésie, et pas du poème. Le poème n’est pas le même.
Il serait vain de chercher à faire entrer l’œuvre-Luca dans quelque bocal que ce soit. On ne peut pas le lire avec les définitions de la Poésie. Le lire, comme l’écrire, transforme radicalement les définitions. C’est ainsi qu’on peut définir un poème : un poème transforme de manière imprédictible les définitions de la Poésie. Sinon, on a de l’histoire littéraire, de l’histoire de la Poésie, ce qui a son intérêt, mais on manque à coup sûr l’historicité du poème.
L’historicité-Luca, le radicalement Luca de cette œuvre n’est pas assignable à ce que je sais avant de la lire.
C’est pourquoi, si je parle d’ « érotisation généralisée » du langage et par le langage, je ne parle pas du tout de littérature érotique. Je ne parle pas du genre érotique. Je ne cherche pas chez Luca le thème de l’érotisme. Il est, évidemment, ici ou là. Mais cet
ici ou là manque à coup sûr le « généralisée » de « l’érotisation généralisée ». Je parle d’un fonctionnement, d’un faire. Pas d’un thème.
Comme le genre « Poésie », le genre « érotique » n’a pas grand-chose à nous apprendre sur l’œuvre-Luca. Le genre érotique est un
mauvais-genre : c'est-à-dire qu’il est situé par, et se situe par rapport, à une échelle de valeurs préétablie, commune, communément reconnue, c’est-à-dire bourgeoise. Les genres sont définis par un ensemble de recettes et la recette (j’entends : la recette, comme on dit, de cuisine) est le summum, le parangon de la littérature bourgeoise. On est encore aujourd’hui en plein dedans : ouvrez un livre au hasard en librairie. De la même manière, le réalisme communiste ne pouvait bien évidement pas s’accommoder de l’appel à « l’érotisation généralisée du prolétariat », parce que, sans le savoir sans doute, le réalisme tenait sa propre définition, par le négatif, d’une représentation bourgeoise, dominante, du réel. C’est encore aujourd’hui ce qui arrive quand André Velter, au lieu de parler d’érotisation du langage, s’en tient à entendre une « érotisation de la langue » qui est une « inversion perverse » des « mots usuels » (Velter, 11). Dans le vocabulaire moraliste d’une époque qui dure, Velter, par l’« inversion perverse » des « mots usuels » fétichise les signes, c’est-à-dire, déshistoricise le poème et substitue à son historicité radicale un réalisme du langage qui est une représentation datée et du langage, et de l’écriture et de la pensée et des liens qui rendent le langage, l’écriture, la pensée, mais aussi l’éthique et le politique, la vie inséparables. Quand Velter déclare encore qu’à lire Luca on a « la sensation immédiate d’être en présence d’un poème-caresse, d’un poème-luxure, d’un poème-amour fou » (Velter, 31), il ne dit pas grand-chose du poème, mais il parle beaucoup de sa façon de le lire, on s’y arrête seulement parce qu’elle est commune, elle relève du réalisme commun. Placer au centre, entre la « caresse » et l’« amour fou », un percept et un affect, deux concrets l’un par l’autre qui, ensemble, font un tout continu entre le corps et le mental – et donc « vers le non-mental » – placer au centre la « luxure », c’est montrer qu’au centre de la lecture demeure toujours la morale, son échelle de valeurs qui date de bien avant le poème et bien avant sa lecture. Et même s’il s’agit de suggérer ce que le poème a d’immoral, c’est effacer le « théâtre de bouche » qui se joue ici en y surimposant le vaudeville de la langue. Alors, ce que Velter prend pour une « sensation immédiate » n’est en fait qu’une vieille habitude bourgeoise. Et il y a entre le poème Luca et ce qu’en dit André Velter la même distance qu’entre une « sensation » et une « habitude » ; entre « immédiat » et « bourgeois ». Et le négatif bourgeois s’inscrit tellement bien sur le poème qu’on ne voit plus que lui. A contre-poème, à contre-Luca.
Luca répond, et la morale dualiste des « mots usuels » et de la « luxure » est barrée d’un trait : « je m’oralise » – « m » apostrophe « oralise » : qui apostrophe tous les censeurs qui s’ignorent. Et c’est Velter qui cite cette « Introduction à un récital », mais il semble qu’il la cite sans l’avoir lue, sans avoir entendu l’apostrophe.
L’érotisation généralisée du langage ne peut avoir de code. S’il y a un code (le code-Poésie, ou le code-littérature-érotique, ou le code de bienséance ou le code conformiste de l’anticonformisme) il y a le confort du code. Mais il n’y a plus que lui. Il n’y a plus l’érotisation : qui n’est pas une posture, mais une activité. L’invention d’une liberté nouvelle. Ceci, c’est un travail pour un héros, un « héros-limite ». Je veux parler de
L’inventeur de l’amour.
« L’inventeur de l’amour » porte et est porté par son « suicide virtuel », il « [s’]accroche à [son] propre déséquilibre » (IA, 7 et sqq). Le sujet du poème, le sujet qu’invente le poème qu’il écrit, suicidé « virtuel » du « monsieur qui écrit », mais réelle contre-créature du poème, est fait de ses premières fois :

Mes mouvements

n’ont pas la grâce axiomatique

du poisson dans l’eau

du vautour et du tigre

ils paraissent désordonnés

comme tout ce qu’on voit

pour la première fois (IA, 9)

Et parce qu’il est fait de ses premières fois, il est du côté de l’infini, contre le fini, le déjà fait. Les dimensions, les éléments, les sexes se multiplient et défont le réalisme taxinomique qui, en prenant ses représentations pour des savoirs informent la vie :

En inventant le cinquième élément

le sixième

je suis obligé de réviser mes tics

mes habitudes, mes certitudes (IA, 10)

Alors le corps devient lui-même, non plus seulement la « contre-créature » prothétique, mais un foisonnement illimité :

Je salue mon double, mon triple

Je me regarde dans le miroir

et je vois un visage couvert d’yeux

de bouches, d’oreilles, de chiffres (IA, 10)

Avec le réalisme taxinomique disparaissent aussi les règles communes de la plasticité. Alors :

Tout doit être réinventé

il n’y a plus rien au monde (IA, 11)

La survivance des formes plastiques est en fait une mort infinie car elles sont des formes du connu, comme les « amours toutes faites », elles interdisent le présent de l’inconnu :

je me meus parmi ces figures toutes faites

connues à l’infini

hommes et femmes

chiens, écoles et montagnes (IA, 13)


Parmi toutes les « figures toutes faites », il en est une, majeure, qui informent toutes les autres :

Depuis quelques milliers d’années

on propage

comme une épidémie obscurantiste

l’homme axiomatique : Œdipe

l’homme du complexe de castration

et du traumatisme natal

sur lequel s’appuient les amours

les professions

les cravates et les sacs à main

le progrès, les arts

les églises (IA, 13 et sq)


A la plasticité axiomatique d’Œdipe répond un anti-Œdipe comme sujet désaxomatisé : non déterminé par sa naissance, sa biologie, les axiomes de la psychologie, les axiomes sociaux, qui tous datent d’avant lui et perdurent dans les formes de vie du déjà connu, déjà nomenclaturé. C’est la forme mémorisée du bocal.
Le sujet oedipien préexiste de tous ses axiomes au sujet du poème. Le sujet du poème, « inventeur de l’amour », est uniquement par ce que devenir dans le poème le fait être. L’œuvre est maternelle parce que nous n’arrêtons pas de devenir ce qu’écrire fait de nous. Ce qui nous arrive par écrire-vivre-poème et qui est une seule activité de désaxiomatisation. Contre la représentation oedipienne du langage par l’axiome de la langue maternelle/matricielle.
Cette désaxiomatisation est une éthique, porteuse elle-même d’une forme non axiomatique d’amour :

Si la femme que nous aimons

ne s’invente pas sous nos yeux

[…]

la vie me semble une fixation arbitraire

à un moment de notre enfance

ou de l’enfance de l’humanité (IA, 17)

L’homme axiomatique a des protocoles qu’il suit et qui, en retour, lui donne forme, c’est la plasticité de l’Œdipe qui se répète et interdit tout présent :

Humer la chevelure de l’aimée

avec l’idée subconsciente et dégradante

de l’embrasser ensuite sur la bouche

de passer des préliminaires à la possession

de la possession à l’état de détente

et de celui-ci à une nouvelle excitation

résume toute la technique limitative

de ce cliché congénital

qu’est l’existence de l’homme (IA, 19)

L’iconographie érotique de la répétition, la plasticité fétichiste des protocoles font de l’amour « une opération digestive / de propagation de l’espèce » (IA, 19). De « humer » à « l’aimée », la paronomase fait du percept « humer » et de l’affect « aimée » un seul mouvement de connaissance. Le percept et l’affect sont co-naissant et font ensemble, de l’objet partiel – comme dirait la psychanalyse – « la chevelure » un débordement et la naissance, la co-naissance des sujets. La « chevelure » n’est plus fétiche, car le fétiche est l’objet de la répétition mémorielle par lequel il n’y a pas de première fois, mais à chaque fois une recherche déçue de l’origine. La co-naissance des sujets par co-naissance des percepts et des affects est une révolution éthique, qui fait à chaque fois une première fois et une fois pour toutes, un infini définitif qui s’ouvre à chaque fois de manière radicale et qui tourne radicalement la connaissance non vers le connu mais vers l’inconnu :

Je hume la chevelure de l’aimée

et tout se réinvente (IA, 18)

Les concepts préexistants à la connaissance des percepts et affects ne peuvent penser l’inconnu. Ils réduisent au connu l’inconnu qui nous arrive. Pour penser le poème comme l’amour, comme la vie, comme l’éthique, comme le politique. A cela s’oppose une connaissance généralisée, qui n’est pas un savoir, mais une activité dans le langage, une activité du langage, une écoute de l’éroticité de chaque acte de langage. Oui, une connaissance généralisée toujours nouvelle, toujours première. C’est pourquoi aucun axiome, littéraire, psychologique, social, ne peut tenir le poème. « L’inventeur de l’amour » ajoute, et ce n’est pas un axiome, mais un désaxiome, qui marque toute la différence entre savoir et faire connaissance :

seule une pensée déjà pensée

se contente d’une étiquette

d’une statistique (IA, 22)

le contre-bégaiement

Alors, il est étrange qu’on ait tant parlé du bégaiement dans l’écriture de Ghérasim Luca. Car c’est précisément une des rares écritures qui ne bégaie pas. Il dit : « Aucun acte ne peut dire son dernier mot ». J’ajoute : aucun mot ne répète son nom. Le bégaiement de Luca n’est pas un bégaiement, mais un contre-bégaiement, contre le bégaiement généralisé de la langue, contre le bégaiement généralisé de l’humanité prise dans ses axiomes, ventriloquée par ce qu’elle sait déjà (croit savoir) d’elle-même, du langage et qui n’est que la répétition, la reproduction, en elle, des pensées déjà pensées. L’espèce comme machine à refaire de l’espèce, la langue comme machine à se répéter.
Mais de même qu’Henri Michaux disait qu’ « il n’y a pas de cas Lautréamont », qu’ « il y a un cas monsieur tout-le-monde mais pas de cas Lautréamont », il n’y a pas de cas Luca. Renvoyer Luca à un cas, en faire un bègue, entendre un bégaiement où il y a son poème, c’est simplement le renvoyer dans les marges de la normalité, ce qui a l’avantage de prouver, par le négatif, l’existence concrète et objective de la norme. C’est, par le maintien de la norme, un acte de maintien de l’ordre. C’est un acte contre-révolutionnaire. C’est essentialiser une représentation historique du langage et de l’humanité. Une idéologie s’impose en se déshistoricisant, en se faisant passer pour la nature anhistorique des choses, alors qu’une représentation est toujours historique. Le déviant, le contre-nature, est pratique pour s’ériger en nature-des-choses ; c’est grâce à l’existence de
l’autre que le même se définit comme norme. Les bonnes intentions n’y changent rien. Car c’est aussi, du coup, une censure de l’éthique proposée dans le langage-Luca, par l’érotisation généralisée du et par le langage. C’est une façon de déterminer strictement le champ d’action, un tout petit jardin dans le grand lotissement oedipien de l’humanité, de la Poésie. Au musée les poètes ! dehors, c’est-à-dire à peu près partout, les gens sérieux, ceux qui bégaient papa-maman sans le savoir parce qu’ils le font dans chaque parole, les gens sérieux veillent aux affaires sérieuses. Les poètes ont leur saison, ça suffit : pour mémoire, je rappelle que le « printemps des poètes » dure deux semaines chaque année. Dualiser le rapport de Luca à une norme est déjà du côté de la norme. C’est pourquoi j’ai déjà précisé, et je le répète, que dans tous les « contre » de Luca, il y a des « pour » à entendre, et ces « pour » sont porteurs d’infini. Les « contre » situent, ils n’enferment pas, ne définissent pas, ne finissent pas. Ce sont des points de départ.

C’est pourquoi Luca nous demande, dans « Passionnément » : « ne dominez pas / vos passes passions ». C’est-à-dire qu’il est dommage de dominer, opposer, dans une visée rationaliste (selon la raison des axiomes), percepts/affects/concepts. Visée où le concept est la synthèse rationnelle, la mise à distance, du percept et de l’affect, et outil de leur domination contre-révolutionnaire, par leur séparation. Ainsi, en dominant, par le concept, le percept et l’affect, la représentation rationnelle, axiomatique, domine aussi le concept. Le contre-bégaiement de Luca est un contre-feu allumé contre les feux froids du langage comme nomination/domination de l’expérience concrète du faire connaissance. Le travail de la passion dans le langage est un pour plein d’avenir. Contre l’idéologie courante, (elle court parce qu’elle se répète, parce qu’elle bégaie en nous depuis Platon) du langage comme nomination, désignation (le langage comme, seulement, outil pour montrer ce qu’il n’est pas) qui est un réalisme qui s’ignore, le contre-bégaiement-Luca fait de chaque mot une conjugaison. La conjugaison des mots entre eux, le sens comme conjugaison de tout le langage, l’inconnu, le possible infini, dans chaque mot ; un rapport toujours spécifique, passionnel, qui nous invente quand nous l’inventons, contre le lotissement de l’infini-langage que nous sommes par les lieux communs de la non-pensée du langage. C’est l’activité dont « Prendre corps » dans La fin du monde est un exemple frappant. « Prendre corps », le titre du poème nomme, par un verbe, l’activité du langage en général, dès lors qu’il prend naissance dans un acte de langage singulier. La fin du monde, car c’est celle du monde tel qu’Œdipe nous le fait réciter par cœur. Et c’est un poème du commencement.

conjugaison de l’inconnu

Dès le début de « Prendre corps », on prend son départ du binaire de la nature, de la nature naturalisée : « Je te flore / tu me faune » (289). Où l’animalité de la/du « faune » prend à rebrousse poil le récit originaire : « florer », antonyme de déflorer, fait de la virginité un à venir dans la relation amoureuse, comme l’animalisation est une contre-chute, une remontée amorale. Puis on glisse sur le corps : « Je te peau », et du corps vers l’habitation « Je te porte », qui devient ambigu à la lecture de la ligne suivante : « et te fenêtre ». Cette ambiguïté est une des valeurs importantes du poème, qui remet en cause, au fil de la lecture, ce qui vient d’être lu, alors qu’aussitôt créée l’ambiguïté est levée, parce qu’on fait retour sur le sens tout en continuant, sans effacer la première lecture. C’est tout le sens du sens que porte le poème : jamais construit mot à mot, mais toujours, à chaque mot, le poème tout entier. Le sens comme une activité absolument incessante, de manière évidente dans le poème, mais partout toujours dans tout le langage. Ici, lire est déjà un relire. Dès lors, que l’habitation soit évoquée seulement par ce qui l’ouvre fait sens aussi : nous l’avons vu, « je te porte / et te fenêtre ». A cette ouverture répond un parcours dans le corps, de la surface : « Je te peau », au plus intérieur « tu m’os ». Puis un nouveau glissement phonétique ouvre au cosmique : « tu m’océan / tu m’audace / tu me météorite ». Où l’audace fait charnière entre deux cosmicités. Horizontalité et verticalité ensemble chamboulées. D’ailleurs, qui, devenu « océan », ne se sentirait de l’audace ; ou plutôt, devenir l’audace elle-même ? Plus qu’un motif, une énergie érotico-cosmique.
Le travail de la passion dans le poème nous met en plein dans le langage. En plein dedans. Pas dans la marge. Pas dans la rassurante anormalité. Non, infiniment en plein dedans. Dans « l’hermétiquement ouvert » que dit ce qui ne peut avoir de fin dans le poème, ce qui, par le poème, ne peut avoir de fin, même si ce sont les deux dernières lignes du poème :

je t’écris

tu me penses (298)

C’est dit à la fin. Mais ça a lieu partout. C’est une genèse qui n’arrête pas de commencer.
Ainsi, « Prendre corps » n’est qu’un début. L’infinitif du titre dit un infini, toujours ouvert par le présent d’un faire, le présent de « je t’écris / tu me penses », par lequel il n’y a que du sujet.

C’est une éthique, car par l’érotisation généralisée du langage, la relation amoureuse devient non pas l’exception, mais le maximum du tout-relation que nous sommes, dont nous sommes faits. Alors, avec Ghérasim Luca, nous ne bégayons plus, nous ne nous répétons plus, car nous sommes ce qui nous arrive, ce qui n’arrête pas de commencer. Et nous-mêmes nous sommes, je termine là-dessus car c’est par là que j’ai commencé, nous mêmes, comme le rêve dans la grève, comme la grève générale que le rêve mobilise contre les axiomes qui voudraient nous définirent, nous finirent dès avant notre début, nous sommes à jamais, pour toujours, en amour et dans le langage, des débutants. « Sans fin / ni commencement », en train de nous devenir.

http://fofana.free.fr/luca/frameset.htm

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