Dominique Carlat
Dans son essai critique Tristan le dépossédé, (Gallimard, 1972) Henri Thomas citait une prose de Tristan Corbière jadis publiée dans Épitaphe :
Sauf les amoureux commençants ou finis qui veulent commencer par la fin il y a tant de choses qui finissent par le commencement que le commencement commence à finir par être la fin la fin en sera que les amoureux et autres finiront par commencer à recommencer par ce commencement qui aura fini par n’être que la fin retournée ce qui commencera par être égal à l’éternité qui n’a ni fin ni commencement et finira par être aussi finalement égal à la rotation de la terre où l’on aura fini par ne distinguer plus où commence la fin d’où finit le commencement ce qui est toute fin de tout commencement égal à tout commencement de toute fin ce qui est le commencement final de l’infini défini par l’indéfini –Egale une épitaphe égale une préface et réciproquement.
Henri Thomas commentait cette prose pleine d’agile facétie en ces mots : “Il n’est pas indifférent que Corbière donne ce texte pour une citation de la Sagesse des nations. Du tête-à-tête avec soi-même, de la personne qui s’y délite en ses propres contradictions, que reste-t-il dans cette prose fuyante comme le ruban de Moebius ? Tout et rien. Rien de l’auteur, de son insoluble subjectivité, mais cela même que le perpétuel déchirement du vécu empêchait d’apparaître, le principe et la loi de son égarement. Le conflit du vivant avec soi-même insaisissable se perd comme cas particulier dans le mouvement de toutes choses, rencontre, à l’instant présent, d’un commencement et d’une fin qui passent éternellement de l’un à l’autre, dans une éternelle rotation qui est aussi bien immobilité : pensée tournoyante, sans origine ni fin, où nous entraîne la prose” (Henri Thomas, op. cit., pages 85-86).
Il me plaît de savoir que la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, à travers le soin qu’elle prend à enrichir les archives du fonds Gherasim Luca déposé par Micheline Catti, poursuive le fil de cette antitradition que Paul Verlaine explora jadis dans sesPoètes maudits. Nul doute en effet que les textes réunis, grâce au soutien permanent des éditions José Corti, dans les recueils Héros Limite, La Proie s’ombre, Quart d’heure de culture métaphysique, ou Paralipomènes ne retrouvent cet usage facétieux d’un langage vertigineux au service d’une pensée en perpétuelle inquiétude : il s’agit pour Gherasim Luca comme pour Corbière de faire entendre la mal-diction qui sommeille au coeur de la langue et se réveille avec la soudaineté d’un diable en boîte. Poésie, pensée et humour célèbrent des noces vertigineuses. Les Sept Slogans ontophoniquestémoignent d’une analogue intuition. La passion qu’en tant que lecteur je nourris pour l’oeuvre de Gherasim Luca tient à cette expérience renouvelée d’une “sensibilité qui se confond avec l’intelligence, comme chez Mallarmé mais autrement, pour former une troisième faculté de l’âme, rebelle aux définitions” (Fernando Pessoa, “Luis de Montalvor” 13 juin 1927, in Le Banquier anarchiste, 10/18, 1998, page 248). La logique, exaspérée jusqu’au comique, se fait chorégraphie poétique. Le poème manifeste alorsphysiquement, dans l’enroulement des mots sur eux-mêmes qui gouverne le rythme, un incoercible désir métaphysique qui habite toujours à son insu le langage.
Les archives de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet offrent au chercheur la chance d’ausculter la naissance de ce rythme, de suivre l’élaboration patiente et méticuleuse des manuscrits de Gherasim Luca. S’y décèle l’exercice d’une attention aigüe à l’instabilité du sens, à la réversibilité permanente des catégories. Une telle expérience, rare et jouissive, exige d’être partagée. L’acquisition et la publication de la correspondance avec Tilo Wenner, grâce au soutien de Doucet littérature, permettront très bientôt à chacun de mesurer l’exigence humaine qui a nourri cette entreprise poétique. J’espère être parvenu, au cours de la soirée consacrée à la présentation de ce fonds, à exprimer avec sincérité ma gratitude.
Sibylle Orlandi
Ce que donnent à voir les manuscrits de Gherasim Luca, c’est avant tout le mouvement d’apparition et de déploiement d’une pensée incarnée. Au centre de la démarche créatrice, le corps, ou plutôt du corps : corps lisant, corps écrivant, corps du texte (au sens typographique, le corps est la taille d’un caractère), corps du livre envisagé dans toute sa dimension matérielle. « Entrée libre », peut-on lire à l’orée du recueil Sept slogans ontophoniques : le volume s’offre comme un espace à arpenter, à explorer, comme un lieu de rencontre et de surgissement. Les livres-objets témoignent de cette attention portée au dispositif plastique, sonore, visuel qui font de l’expérience de réception plus qu’une simple lecture. Pensons, parmi bien d’autres réalisations, auChant de la carpe (1973, Le Soleil Noir), à Paralipomènes (1976, Le Soleil Noir), ou encore au Théâtre de bouche (1984, Criapl’e), qui se tiennent à l’articulation entre le visible, le lisible et l’audible [1]. Parce qu’elles interdisent un parcours linéaire, ces œuvres nous invitent à déplacer nos habitudes. Elles nous rappellent aussi que la poésie est une pratique qui investit tous les domaines – la voix, l’écriture, l’image – non sans interroger les zones de porosité, de tremblement (on peut citer le « carnet de dessins en langage visuel écrit et dessiné en deux exemplaires » [2]). Les multiples collaborations auxquelles prit part Gherasim Luca sont à envisager comme autant de rencontres, dont les lettres et les documents du fonds Doucet conservent la trace. Hans Arp, Victor Brauner, Max Ernst, Matta, Dorothea Tanning, Jacques Hérold, Augustin Fernandez, Enrique Zanartu, Gisèle-Celan Lestrange, Piotr Kowalski, Joël Hubaut, Pol Bury, Philippe Collage, Michel Hertz, Wifredo Lam comptent parmi ceux qui s’engagèrent avec Gherasim Luca dans la réalisation d’œuvres à quatre mains. On ne saurait oublier enfin sa compagne Micheline Catti, avec qui il inventa la très belle signature « Gherasimicheline Lucatti ».
Il importe aujourd’hui de donner sa pleine mesure à la dimension plastique, physique, d’une œuvre qui ne cessa d’interroger sa propre condition de possibilité. Le mot, l’image, chez Gherasim Luca, sont intimement liés à leur support. Contre l’illusion d’un langage transparent et autonome, contre le fantasme d’un « moyen de communication » purement fonctionnel, le poète et artiste travaille à réinscrire le signe dans son lieu d’apparition. La page blanche du livre, le fond noir de la cubomanie, le corps du poète lisant imposent leur présence matérielle. En somme, la métaphysique ne saurait se dépêtrer de la physique, comme le rappelle avec humour le « Quart d’heure de culture métaphysique » :
Angoisses écartées
la vie au-dessus de la tête
Fléchir le vide en avant
en faisant une torsion à gauche
pour amener les frissons vers la mort
Revenir à la position de départ
Conserver les angoisses tendues
et rapprocher le plus possible
la vie de la mort [3]
Ce texte, qui s’approprie et déplace le discours de l’entraîneur sportif, apprivoise malicieusement l’angoisse et la mort en les incorporant. Humour et détournement sont d’ailleurs constitutifs d’une démarche qui travaille à la déstabilisation et à la mise en branle perpétuelle du sens. Déjouer toute cristallisation, toute crispation de la pensée dans une forme définitive : tel semble être l’enjeu des diverses créations poétiques et plastiques de Gherasim Luca.
- "Autoportrait d’après Albrecht Dürer" (BLJD)
De cette entreprise de reconfiguration participent les cubomanies, collages qui revisitent des peintures et des photographies à partir d’une double opération de découpage et de réagencement. L’image originale est reproduite, fragmentée et recomposée sur une plaquette d’isorel ou un panneau de bois peint. La spécificité du geste cubomaniaque réside dans la taille et la forme des fragments, tous identiques (il s’agit de carrés obtenus par un minutieux massicotage). Avec cette pratique qui l’accompagne plusieurs décennies durant, Gherasim Luca s’attache (et s’attaque) aux chefs-d’œuvre de la peinture occidentale, depuis la Renaissance jusqu’au XXe siècle. Toute proche du jeu, et pourtant non dénuée de violence, la cubomanie ouvre l’image pour la rendre méconnaissable, et paradoxalement pour mieux la donner à voir. Dans l’autoportrait d’après Albrecht Dürer, un certain envoûtement géométrique naît de la duplication et de la rotation d’un fragment de chevelure. Mais le surgissement d’un œil rompt l’effet de symétrie et laisse émerger un trouble – curieuse impression pour le spectateur que celle d’être observé par une image d’image.
Notes
[1] Le Chant de la carpe comporte un livre à couverture illustrée, une sculpture de Piotr Kowalski et l’enregistrement sur disque translucide de « Quart d’heure de culture métaphysique » dit par Gherasim Luca. Paralipomènes est un recueil orné de dessins au point de Gherasim Luca. Le volume est protégé par un étui de toile portant sur le plat supérieur une cubomanie du poète photographiée par Gilles Ehrmann. Théâtre de bouche se présente sous la forme d’un coffret au papier marbré contenant un petit paravent illustré par Micheline Catti, une cassette audio et un livre (recueillant des saynètes composées par Gherasim Luca et des dessins de Micheline Catti).
[2] GHL ms 199.
[3] Gherasim Luca, Le Chant de la carpe, Paris, José Corti, 1986 [1973], p.10.
Réf: http://www.doucet-litterature.org/spip.php?article86
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