vendredi 14 mars 2014

Gherasim Luca, poète d’après Auschwitz

Gherasim Luca, poète d’après Auschwitz

Iulian Toma
Université McMaster
Canada
Plus d’une fois, la destinée poétique et biographique de Gherasim Luca[1] a été rapprochée de celle de Paul Celan : Roumains d’origine juive établis à Paris après la tourmente de la Seconde Guerre, des suicidés ayant confié leur corps à la Seine, les deux poètes et amis fondent le travail du langage qui est le leur sur des exercices systématiques de déstructuration des entités qui assurent la cohérence du discours. Mais ce rapprochement n’a jamais entraîné une investigation systématique pour identifier à travers les écrits de Luca des traces de l’héritage douloureux que partagent les deux poètes, à savoir la mémoire de l’Holocauste. Sont responsables de cette situation d’une part le caractère parcimonieux et évasif des références à la tragédie juive dans ses écrits, d’autre part le statut des textes qui en témoignent, pour la plupart des inédits.

L’esprit juif et la conscience du déracinement

Mon propos prend pour point de départ le moment de cette torsion significative qui survient dans la trajectoire individuelle du poète : après s’être confronté à l’antisémitisme dans un pays qui bascule en un clin d’œil d’un régime d’extrême droite au socialisme d’expression staliniste, Luca se voit contraint à un nouveau commencement, ailleurs. À Paris, plus de dix ans après Auschwitz, Gherasim Luca intègre à son discours des références à ce qu’on appellerait l’« esprit juif » et à la signification de l’Holocauste. Certes, on ne peut parler chez lui d’une prise de position systématique à l’égard de l’antisémitisme et des événements auxquels il a pu conduire; du reste, la dénonciation n’est pas son lot. Au contraire, tout porte à croire qu’il s’y rapporte d’une manière bien personnelle et intime, fondamentalement confinée dans la discrétion. 
Mon objectif est d’identifier et de rendre compte des traces disséminées à travers les écrits de Luca de la réflexion sur la signification de l’Holocauste. Les références que j’ai pu répertorier s’étendent sur une dizaine d’années, entre 1957 et 1966, et comptent des poèmes, des textes élaborés de manière plus conceptuelle; elles se réduisent parfois à une seule phrase ou même à un syntagme.
Le premier texte où l’interrogation du poète sur l’idée d’une unité spirituelle juive, en rapport avec les contingences historiques de la Roumanie de la première moitié du XXe  siècle, est l’ébauche d’une « anthologie des poètes juifs de langue roumaine », projet qui ne verra pourtant pas le jour. Il s’agit d’un document inédit de quelques pages conservé dans le fonds « Gherasim Luca » à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Une première idée qui y est avancée concerne la possibilité d’identifier un héritage commun chez tous les poètes d’origine juive, et ce, en raison de leur conscience du « déracinement ». C’est le « fil déchirant mais nullement déchiré » qui relie entre eux les poètes de sensibilité juive, que Luca se propose de rendre visible dans l’anthologie qu’il projette. Il y aurait donc une matrice spirituelle de la judéité modelée par la condition d’exilés des membres de cette communauté. Ce qui transparaît, poursuit Luca, dans les vers des poètes juifs, c’est « le pressentiment d’une existence éphémère entre deux mondes où toute place lui est refusée[2] ». Ces auteurs, parmi lesquels on retrouve Benjamin Fondane et Ilarie Voronca, exprimeraient dans leurs poèmes « l’angoisse suscitée par leur condition dans l’histoire[3]». C’est, on l’aura compris, le mythe du Juif errant qui s’actualise tacitement à travers ces énoncés.
Pour Luca, l’identité juive ne saurait se concevoir qu’en termes de non appartenance, d’impossibilité de scellement, face à quoi les récriminations de l’histoire ne cesseraient de se mobiliser. Ses textes conservent çà et là la trace de l’impulsion à désigner, à rendre perceptible cette cohérence mythique et historique dont il se réclame : « Je suis l’Étranjuif[4] », aime-t-il à dire. Au même titre que le magnétisme responsable du rapprochement des deux mots (étranger et juif) qui fusionnent dans cette configuration lexicale inédite, L’Étranjuif est un être prédestiné à cette condition. Inutile de rappeler ce que la Kabbale nous enseigne sur les jeux de permutation de lettres et leur pouvoir révélateur.

L’homme pensant est-il humaniste?

Il existe donc, selon Luca, chez les membres de sa communauté une mémoire mythique, latente, qui s’éveille brusquement au moment où les forces qui structurent la vie des sociétés s’endurcissent jusqu’à l’intolérance. D’« étranger ancestral », le déraciné devient alors « rejeté », et les manuscrits du poète donnent voix par moments à cette conscience ulcérée. Face aux résolutions absurdes que l’homme greffe parfois sur le cours de l’histoire, c’est la même protestation feutrée qui nourrit chez Luca une métaphore de la mort comme celle l’« Holocauste final[5] » – qui traduit dans la vision du poète la fatalité à laquelle nous livre la naissance – et s’énonce à travers le définition suivante : « L’homme : humaniste et nazi : l’humanazi[6] ». Nouvelle compression lexicale suggestive qui vient pointer la dérive d’une certaine forme d’humanisme – celle notamment qui place l’homme pensant au sommet des êtres –, à laquelle s’adresse aussi la critique d’un contemporain comme Claude Lévi-Strauss. De toute évidence, avec ce mot-valise le poète cherche ici à relever un paradoxe, à savoir que l’humanisme n’exclut pas le nazisme ou, en tout cas, ne saurait l’empêcher de se manifester.
Dans un autre fragment inédit, la référence aux camps d’extermination vient parasiter un fameux passage des Chants de Maldoror : « Vrai comme la rencontre fortuite du crucifié de Dachau 72 et du rescapé de Dachau 00011 sur la table d’émeraude[7] ». Ici, à l’appréciation esthétique (« beau comme ») se substitue un jugement de vérité (« vrai comme »), tandis que la « table d’émeraude » prend la place, par le jeu de l’homonymie, de la « table de dissection ». À nouveau, le plan de la vérité mythique et celui des contingences historiques s'imbriquent : l’évocation de la Table d’émeraude, ce texte emblématique de la littérature alchimique qui, selon la légende, transmet l’enseignement d’Hermès Trismégiste, vient inscrire l’Holocauste dans un enchaînement qui serait de l’ordre de la prédiction.
Un autre texte, le poème « Œdipe Sphinx » recueilli dans Paralipomènes (1976), réalise un nouveau chassé-croisé entre le plan de l’histoire avec ses paradoxes et celui du mythe. Ici, l’interrogation du Sphinx, ce redouté messager d’Héra,  se constitue en une énigme sans issue :
le rescapé d’Auschwitz
et le rescapé SS
s’interrogent
au tribunal de Francfort
Comment condamner au nom de la loi
le crime commis au nom de la loi
Comment pardonner au nom de la loi
le sang versé au nom du sang
La question
dépasse la réponse
 (Luca, 1976 : 26-7)
De la confrontation entre Œdipe et le Sphinx personne ne sort victorieux, victime et bourreau se confondent : ce sont tous les deux des rescapés; si bien que l’histoire, sans parvenir à cerner les événements qui la constituent, est à jamais répétable; et Luca d’ajouter à son poème cette note explicative qui laisse ouverte la liste des événements auxquels elle renvoie :
Hiroshima…
Budapest…
Congo…
(Luca, 1976 : 27)
De 1965 date un autre texte poétique, celui-ci inédit, où Luca évoque le nom de sa mère, nom qu’il investit de significations insaisissables à la seule lecture du texte. Il faut savoir que Luca renvoie par ce texte à un moment précis de sa biographie. En 1938 il quitte précipitamment Bucarest avec, pour destination, Paris où il vivra pendant deux ans. « J’ai dû quitter la Roumanie, s’explique-t-il, en 24 heures par crainte de représailles pour mes articles anti-hitlériens ». Effectivement, vers le milieu des années 30 il avait pris position dans quelques publications de gauche contre la montée des forces d’extrême droite. Mais cette année, 1938, est aussi celle de la disparition de sa mère, laquelle, aux yeux du poète, aurait anticipé prémonitoirement les mesures antisémites des autorités roumaines. Par sa mort, la mère aurait refusé intuitivement de subir l’oppression. Voici le poème, construit sur la reprise des phonèmes composant son nom (Sophia Preiss) :
DE SOI À SOIF
DE SOIF À SOIF
DE SOPHISME À SOPHISME
COMME SOPHIA PREISS
ON ÉCRIT SOPHISME ET L’ON CRIE
LE NOM SACRÉ DE LA MÈRE ANALPHABÈTE : SOPHIA PREISS
MON PRIX DE SAGESSE
L’IDÉE DE SS OÙ SE BRISE UN 8 COUCHÉ
QUI SE DRESSE SE BRISE FORCÉMENT EN SS
(cité d’après Carlat, 1998 : 259)
On le comprend : la mort aura été pour la mère le « prix de sagesse » à payer pour se dérober à une destinée inscrite dans les lettres de son nom. Quoique analphabète, Sophia Preiss a su y déchiffrer la menace du SS, de l’extermination, car son savoir relève de la divination. C’est ce que vient suggérer le « 8 COUCHÉ », symbole mathématique de l’infini, « QUI SE DRESSE » pour devenir la lettre correspondant dans l’alphabet allemand au double S. Redressé , le 8 « SE BRISE FORCÉMENT EN SS ».
La mémoire de l’Holocauste hante un autre poème inédit datant du début des années 60 et intitulé « Le palais de la connaissance ». Le poète y fait explicitement référence à l’Holocauste; il y est question d’un « camp d’extermination » et de la « déportation ». Il n’en reste pas moins que dans l’ensemble le texte demeure énigmatique, prenant l’aspect d’une fable allégorique. Les personnages se nomment Supérieur Inconnu (le père de la famille disparu dans un camp d’extermination), La Connaissance (son épouse) et Le Connaissable (l’amant de celle-ci, les deux étant les responsables présumés de la déportation du mari), Le Connu (le fils) et La Belle Inconnue (la fille, celle qui nous introduit dans le Palais de la Connaissance). De tous ces personnages, c’est Supérieur Inconnu qui semble se dérober à une détermination précise, nom à la fois mystérieux et fascinant, mais qui n’est pas forgé par Luca lui-même. Supérieur Inconnu est le titre d’une revue que le groupe surréaliste de Paris avait projeté de publier en 1947. Mais le syntagme existait bien avant, dans le système théosophique de Louis-Claude de Saint-Martin. Dans le courant ésotérique se réclamant de sa pensée, le Supérieur Inconnu désigne un degré d’initiation, d’élévation spirituelle. Chez les surréalistes le mythe du Supérieur Inconnu a trait à la révélation et à l’exploration de ce qui surpasse la pensée rationnelle.
Dans le poème de Luca, le Supérieur Inconnu semble avoir échoué dans sa confrontation avec La Connaissance et Le Connaissable, échec qui se traduit en termes d’annihilation physique. Aussi peut-on dire que le Palais de la Connaissance se fonde sur le meurtre : « L’odeur de la mort/règne dans ces lieux ». Mais la victoire de la raison en est-elle une? La pensée humaniste qui la prend pour socle n’aboutit-elle pas au crime, l’homme n’est-il pas au bout du compte un « humanazi »? Voilà le paradoxe que le poète entend encore une fois relever, et que la connaissance rationnelle ne parviendrait pas à gérer : « Le monde/où nous entraîne l’inconnue/est un monde de souvenirs/de suppositions/de contradictions/un monde obscur ».

Apatride, originaire d’Auschwitz

Dans la mesure, dira alors Luca, où l’histoire est incapable de rendre compte de ses propres événements, il s’impose d’effacer toute prémisse de nouvelle tourmente, à commencer par l’idée de nation. Une notation manuscrite sur la page de titre de ce poème joue sur l’homophonie pour aboutir à cet énoncé évocateur : « L’appas trie ». Toute revendication d’un lieu d’origine, d’une « patrie », semble dire ce syntagme, attire fallacieusement la tentation de se délimiter allant jusqu’à l’intolérance.
On peut citer dans ce sens une autre note significative consignée dans un carnet de 1965 : « Fondamentalement et même légalement je suis nécessairement apatride. Ni ma langue passée ni ma langue présente ne justifient à mes yeux (après Auschwitz) l’appartenance à un patrimoine national» (cité d’après Carlat, 1998 : 251). Ainsi, l’« étranger ancestral », voué au déracinement, à l’errance, assume sa destinée en tant qu’apatride, geste exemplaire et manière de pointer les dangers auxquels expose l’identification à une collectivité particulière repliée sur elle-même en tant que nation.
Revendication nationale, rationalisme, humanisme, voilà les thèmes de réflexion qui, dans la vision de Luca, seraient à réévaluer après Auschwitz. Dans ce sens, son propos est philosophique, et non pas historique, c’est-à-dire visant à témoigner. Mais en tant que poète, il sait que sa prise de position ne saurait s’accomplir dans la transparence d’un énoncé purement conceptuel. C’est pourquoi le détour par le mythe et la sollicitation du langage dans sa fonction poétique viennent systématiquement modeler son discours, affirmer son statut d’interrogation personnelle sur la signification de l’Holocauste.

[1] Membre du groupe surréaliste de Bucarest dans les années 40, Gherasim Luca remet en cause l’écriture automatique qui lui paraît favoriser l’émergence des complexes inhérents à la vie psychique inconsciente en lui substituant le modèle d’un flux verbal fondé sur l’association des signifiants. Régie par ce principe, la poésie de Luca à laquelle il prête en outre sa voix dans des récitals, bénéficie d’une visibilité croissante en France à partir des années 60 dans le contexte des diverses manifestations de la poésie appelée « sonore » ou de la « poésie-performance ». Sans être cependant réductible à aucun mouvement artistique, le travail poétique de Luca est tenu, surtout après sa disparition en 1994, parmi les plus originaux de la littérature de langue française du XXe siècle.
[2] Correspondance au sujet d’une anthologie des poètes juifs de langue roumaine, document inédit conservé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet (GHL ms54).
[3] Idem.
[4] Cahier de 1962. Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
[5] Document inédit consultable à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet (GHL ms123).
[6] Ibid. (GHL ms155).
[7] Ibid. (GHL ms127).

Bibliographie

Carlat, Dominique (1998).  Gherasim Luca l’intempestif, Paris : José Corti.
Fonds Ghérasim Luca, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris.
Luca, Ghérasim (1976).  Paralipomènes.  Paris : Le Soleil Noir.
_________________________________________________________________________________________
Références de cet article:
Synergies Canada, No 3 (2011) Identités européennes URL : http://synergies.lib.uoguelph.ca/article/view/1384
On peut lire en complément un autre article dans le même numéro : 

"Le groupe surréaliste de Bucarest entre Paris et Bruxelles, 1945-1947 : une page d’histoire" de Monique Yaari, Pennsylvania State University, États-Unis

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire