Ce dossier en cache un autre: en effet, à la lecture attentive, on ne peut que constater que l'ensemble du dossier est consacré à Jean Daive. Pourquoi pas? C'est lui qui semble faire le lien entre Celan et Luca car on en cherchera d'autres introuvables d'autant que le dossier ignore les oeuvres si ce n'est qu'il les allègue en multipliant les clichés mais ne les lit (lie) pas. Mais quel lien est-il établi par Jean Daive ? Que fait Jean Daive au lien Celan-Luca?
Dans l'entretien avec Böschenstein, je remarque que l'un et l'autre préfère toujours "retournement" à "renversement" et Daive ne cesse d'emprunter au vocabulaire chrétien: "condamnées" (p. 10), de répéter le cliché des deux oeuvres: les poèmes ("une oeuvre poétique") et les traductions ("une autre oeuvre") (Ibid.). Böschenstein signale l'importance de l'introduction de Michaux dans la langue allemande par Celan et de son déplaisir aux traductions de Shakespeare par George. Et Dave ne peut s'empêcher de répéter le cliché ressassé d'Adorno qui lie Celan à tout ce qui essentialise un "après-Auschwitz" dans la lignée d'un Agamben. Mais le sommet c'est bien évidemment le motif de la "promenade" que Daive joue pour ramener Celan à Heidegger : "Pourquoi un tel chemin vers Heidegger?" (p. 13) où s'entend la voie heideggérienne... Et Böschenstein déçoit Daive qui attendait quoi... Mais Daive ne cherche qu'une seule chose: des confirmations ("Qu'est-ce qu'il veut dire?", p. 15). Et on finit dans les biographismes parce que Daive veut surtout qu'on n'oublie pas qu'il a fréquenté Celan ("J'ai vu un dimanche après-midi Paul Celan sous la neige": un dimanche!) mais Celan était et reste infréquentable! C'est heureux pour Celan et pour ses poèmes. Mais Daive ne cesse de travailler le cliché fondamental de la Poésie: "chez Paul Celan le matériau est la langue" (p. 17): heureusement Böschenstein répond avec le point de vue du discours et non de la langue, encore moins "l'inscription géographique" autrement qu'à renverser les lieux: "Brest, c'est la Bretagne, mais Brest c'est aussi la Russie" (p. 17) mais ce n'est pas le lieu qui est "parlant", c'est le poème-Celan qui met le lieu dans une voire des paroles...
Bien évidemment les deux finissent sur Husserl pour mieux rappeler Heidegger et la vérité de la poésie quand ni l'un ni l'autre ne voient que le "pantin, les "coulisses" font certes référence à Kleist, Büchner mais aussi à Schutz et à ses Boutiques de cannelle: Cernovitz n'était pas bien loin de Dohobycz en Galicie.
Suit un texte du même Böschenstein sur un fac-similé de la traduction par Celan d'un texte de Daive. C'est assez pénible de lire que "la traduction n'est pas encore tout à fait arrivée à sa fin" (p. 25) alors même qu'on veut en tirer des conclusions herméneutiques sur "les caractéristiques poétiques celaniennes" (p. 24). Le tout conduit à un cliché qui vraiment ne relève pas de la pratique de Celan alors même qu'il est un des "traducteurs les plus éminents de la poésie française du XXe siècle" (p. 26): "Sur ses feuillets se révèle encore plus clairement la nécessaire subjectivité du traducteur" (ibid.)...
Alors Jean Daive prend le relais qui lui a été préparé pour nous livrer le secret de sa rencontre avec Celan et donc le secret de Celan ("un testament caché de Paul Celan doublé d'un art poétique" (p. 40)... Mais les paroles de ce dernier ont-elles été enregistrées au point d'occuper dans ce papier l'essentiel??? Bref, Daive fait parler Celan. Mais Daive ne livre rien de nouveau puisque ce sont des passages de ses ouvrages qui jouent (c'est le titre de ce papier: "l'espace d'un jeu") sur cette présence-absence...
Et Francis Cohen vient redoubler le pénible travail de répétition de Daive pour nous engager dans "les promenades de Paul Celan": le motif de la promenade qui déjà avait convoqué Heidegger vient servir avec beaucoup de lacanismes (du pas au pas, de la marche à la négation...)... Jean Daive qui manquait à la liste des marcheurs avec Paul Celan: "Jean Daive et Paul Celan marchent sous la coupole" (p. 50). Voyez la dernière phrase. Bref, on n'avait pas encore cette note de lecture sur Sous la coupole, un livre de Jean Daive, dans un dossier sur Paul Celan!!!! Pardon, un dossier sur Jean Daive.
On passe à Ghérasim Luca. Et cela recommence avec Jean Daive qui n'hésite pas à dévoiler l'essence de Luca: "Du bégaiement"! Mais au lieu d'aller voir ce qu'il en est dans l'oeuvre, on se "trouve un dimanche après-midi de fin juillet, à Ménilmontant, chez Micheline Catti..." (p. 53) avec là encore des paroles (certainement enregistrées!) rapportées qui viennent confirmer - j'emploie à dessein le terme également dans sa portée catholique de confirmation - Jean Daive : "Ghérasim Luca avait une place. Il occupait une place et il le savait" (p. 53): très fort comme choix des mots ("place") pour celui qui avait choisi un égarement! Mais ne serait-ce pas Daive qui cherche une "place" aux côtés de Ghérasim Luca, de Paul Celan, bref des "grands"...
Puis le témoignage, nous sommes dans le testimonial depuis le début de ce dossier car ces deux poètes sont condamnés au testimonial: "Apparaît Ghérasim Luca, vrai spectre passif" (p. 53): les adjectifs ne manquent pas pour une apparition ! Mais voilà qu'apparaissent les chevaliers de l'Apocalypse - ah! le motif chrétien par excellence! - : "C'est vrai que le balbutiement est indice ou symptôme de l'Apocalypse. La langue éclate, la langue brûle, la langue est verrouillée" (p. 54). On a bien sûr droit au cliché généralisé: "le bégaiement visuel (des Cubomanies) annonce un chaos généralisé" (p. 55). Et on arrive vers la conclusion : "Le bégaiement met le feu à l'Apocalypse" (p. 56) et "L'Apocalypse est ce qui rapproche Ghérasim Luca et Paul Celan: une langue se dématérialise, se décompose et la poésie se réalise au travers d'un fantôme syllabique qui en serait le filtre" (p. 56-57). Le "filtre": l'alchimie heidegérienne à la Jean Daive qui conclut sur une formule qui vaut son pesant de cacahouètes: "Après Auschwitz, les poètes continuent de jouer avec le ballon et d'écrire des poèmes"! Je préfère le "dicton" d'Adorno... car comme disait Celan, il y bien peu de poètes...
David Lespiau fait l'oulipo avec Luca: ça occupe 4 pages et ça mange pas de pain. Bon, pourquoi pas: on peut bien jouer au ballon! Toutefois, Lespiau prétend offrir "un texte inédit possible de Ghérasim Luca" (p; 59): on se contente de ceux qu'il a publiés et on aime les relire !
Narciso Aksayam fait aussi l'oulipo mais avec un grain de stylistique chrétienne puisqu'il y met toute sa chair: "je réponds de l'épreuve que fait ma chair de ce que Ghérasim Luca a laissé à notre intention" (p; 65). Je ne sais si Luca avait cette intention! J'y apprends que Mallarmé avait des termes exquisément heideggeriens" (note 3, p. 66): soit Heidegger n'est pas exquis, soit Mallarmé est heideggérien quand il est exquis. Resterait l'hypothèse que je suppute: Mallarmé n'est pas du tout heideggérien même sans le savoir et Heidegger ne connaît pas Mallarmé même en le sachant étant donné ce qu'il a écrit... J'apprends aussi, ça devient enfin sérieux, que Luca "a asservi parfois son écriture" à "la marche titubante" (note 4, p. 66)! Mais, soyons sérieux, "le quart d'heure de culture métaphysique" de Luca devient "le quart d'heure de gymnastique métaphysique" (sic, p. 67) en précisant que cette "(gymnastique) n'est rien pour le corps si elle n'est essayée"! Tout cela pour finir sur le problème qui travaille Daive et Aksayam: comment résister dans cette "profession poétique"? Voici la solution: "se forger soi-même à la forge où il souffle". Qui est ce "il"? "Un peuple effrontément assidu moins soucieux de consommation culturelle massifiée que d'expérimentation intime et d'écriture en soi-même" (p. 68)! Ce peuple d'élite a déjà deux chefs... mais je ne suis pas certain que Celan et Luca le rejoignent car le mépris et la servitude n'est pas leur fort.
Seul Raoul Sangla reste à la hauteur de ce que le dossier exigeait: commencer par dire "je ne connaissais pas Luca "et finir par dire qu'il a fait ce qu'il a pu dans le bonheur de cette rencontre.
Arnaudet répète le cliché du "fracas de la langue" et parle d'un "finalité guère différente" dans "les propositions de son travail plastique" (p. 71). Mais il faut tenir ce qui soit relève d'un truisme (c'est le même homme?), soit relève d'un défi critique: comment le continu est à l'oeuvre et lequel? Mais Arnaudet retombe sur ses prémisses qui sont ceux qu'on répète depuis longtemps: "inscrire ces fragments mnésiques dans un obsédant vacillement"...
Les lettres de Deleuze à Luca apportent peu de choses à ce que nous savions: un éblouissement mais pas vraiment une attention précise et qui aurait pu être précieuse: en effet, on voit que les lettre emballées du début (1972) font place à trois lettres polies de 1975 à 1991.
Emmanuel Ponsart propose des bibliographies des deux auteurs: on constatera qu'elles sont partiales et partielles s'agissant des ouvrages critiques... des oublis significatifs (on comparera avec la bibliographie du catalogue des Sables-d'Olonne), mais c'est bien connu, le silence est d'or quand on préfère la polémique à la critique. a noter une erreur dans l'orthographe d'un titre de Luca: "La voici la voix silanxieuse" (c'est bien avec un "a" et non un "e") par ailleurs publié en 1997 et non 1996.
Ici, c'est la critique qui prévaut et qu'on continuera d'exercer.
Concernant le lien Celan-Luca, je me permets de renvoyer à ceci qui est une tentative parmi d'autres au plus près des oeuvres de Celan et de Luca : « La relation contre la religion. Avec Paul Celan, Ghérasim Luca et Henri Meschonnic. Pour un humanisme radicalement historique » dans Faire part n° 22/23 (« Le poème Meschonnic »), mai 2008, p. 174-192.
SM
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