On peut lire la poésie sonore que l'apatride Ghérasim Luca [1] écrivit en français, on ne peut plus entendre l'auteur la dire depuis qu'il s'est jeté dans la Seine (en 1994) après avoir été naturalisé, mais on peut retrouver son « bégaiement poétique » en allant voir et entendre son surprenant « Théâtre de bouche » mis en scène avec tact et approche tactile par Claude Merlin à la tête d'une bande d'acteurs enthousiastes.
Rien de tel qu'un étranger pour aborder la langue française sans complexe en la considérant comme une essoreuse (l'Irlandais Beckett) ou une poubelle au tout recyclable (le roumain Ionesco). Compatriote de ce dernier, Ghérasim Luca l'aborde comme un ingénieur terroriste qui face à un barrage (celui de la langue étrangère) après en avoir étudié les plans et les systèmes, percerait sauvagement des vannes aux jaillissements insensés.
Drôle d'histoire que celle de cet homme né dans le quartier juif de Bucarest qui connut brièvement la prison pour ses idées et écrits pos-dadaïste, qui se rapprocha du parti communiste clandestin avant d'en être victime une fois ce dernier à la tête de l'état. Entre temps, il aura entretenu une correspondance avec André Breton, en poste à Paris sera devenu l'ami intime de Jacques Hérold [2] et Victor Brauner [3] (venus de Roumanie eux aussi). C'est alors, avant même de quitter la Roumanie et de revenir vivre définitivement à Paris via un long détour contraint en Israël, qu'il choisit « l'exil linguistique » en écrivant désormais en français.
Tout cela André Velter le raconte très bien dans la préface au volume qui est consacré à Luca dans la précieuse collection « Poésie /Gallimard » sous le titre « Héros limite », son texte le moins méconnu (qu'il publie en 1953 un an après son arrivée à Paris) -mais le recueil comporte aussi « le chant de la carpe » (1973) et « Parapomènes » (1976). « Le théâtre de bouche » a été publié chez Corti en 1987 comme les autres derniers textes de Luca.
Il aura donc fallu attendre un quart de siècle pour que quelqu'un songe à mettre en scène cette unique pièce de Ghérasim Luca « le plus grand poète français parce que roumain » selon Gilles Deleuze, écrabouillé d'admiration comme d'autres devant sa façon de faire danser la java à la langue, de la désarticuler, de la touiller dans tous les sens , de lui faire rendre gorge sur gorge, gorgée de maux-mots, de Mômo , de lui tirer la langue en en extrayant mille vocables.
« Cher Claude, je ne vois que toi qui sois capable de faire résonner aussi haut la langue poétique concrète et inquiétante de Ghérasim Luca, de donner vie à ce théâtre de bouche et d'une faire ce spectacle ô combien suggestif qui nous a enthousiasmés » écrit Valère Novarina [4]. On ne saurait mieux dire. Merlin a été plus d'une fois l'interprète du théâtre de Novarina. De fait on ne peut pas penser à ce dernier en entendant « le Théâtre de bouche » (le titre est lui-même un vocable novarinien) de Luca. L'un est l'autre creuse la langue française : Novarina en paysan savoyard la bêche, tant et plus, en charrie des brouettes, Luca en ingénieur chimiste, l'étudie dans son labo, la coupe avec son scalpel poétique pour voir ce qu'elle a dans le ventre.
Avec trois cubes, quelques panneaux (comme au temps du muet), un castelet sans marionnettes mais avec tiroir et des ombres chinoises, Claude Merlin et ses acteurs se saisissent du « Théâtre de bouche » comme d'un brûlot. Le charme du lieu -une guinguette du marché aux puces qui le weekend nous la joue manouche et plat du jour- parachève le plaisir.
Piccolo (58 rue Jules Vallès à Saint-Ouen), du mar au vend 20 h30, jusqu'au 10/6 (relâche le week pour cause de marché au puces), 01 40 11 2 87
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire